8.12.08

Aïe! Un haitiste!



Littéralement, un haitiste est un type qui s'adosse au mur (el hait) toute la journée afin que celui-ci ne s'écroule pas. En réalité, ce type n'a pas de boulot et passe son temps au coin de la rue, à fumer, regarder les filles et palabrer sans fin avec d'autres zigues de son acabit.
Pendant ce temps-là, j'éduque mes enfants ("tiens-toi droit, mange tes épinards"), j'use mes crayons de couleurs sur les story boards de Nour communication et je passe de moins en moins de bons moments avec le Sidi.
C'est Ramadan. Je suis adossée au mur de la cuisine, près de la fenêtre et je tourne dans la harira même si le mot "harirhaitiste" n'existe pas.
Et c'est alors que je le vois!...Aîe!

Harira : soupe du Ramadan

25.11.08

Consumérisme et jeunisme

A part marchander un tapis, si on a envie de consommer, c'est à vous fiche le bourdon de faire les boutiques dans le Maroc des années 80. Sauf quand on a un goût prononcé pour les fauteuils Louis Trucmuche bien entendu ! Il y a d'autres choses à faire, comme aller à la plage ou à la montagne tous les ouikendes, par exemple, mais les soirées d'hiver devant la téloche sont longues surtout qu'on ne peut pas zapper; il n'y a qu'une chaîne et l'on risque de tomber sur la pub de Fantacrouche, vous savez, celle dans laquelle une bande de jeunes découvre un coffre rempli de bouteilles de mounada* Fantacrouche. Des jeunes au Maroc, il y en a beaucoup mais ils ne sont pas aussi friqués que ceux de la pub pour la plupart. C'est comme partout, me répondrez-vous ? Oui, d'accord. Où que l’on soit, quand y a de la gêne, y a pas de plaisir. Ces jeunes ont de la gêne et rêvent de partir ailleurs mais en général, quand ils tentent l’aventure, ils se heurtent à des barbelés ou ils échouent à moitié morts sur une plage espagnole.



Au Maroc, il y a aussi de beaux vieux (je ne parle pas des vieux beaux car ça aussi c'est comme partout). Pourquoi y a t’il de si beaux vieux? D'un, parce qu'ils sont bronzés vu qu'ils ont passé toute leur vie au soleil et que tout ce burinage contraste harmonieusement avec leur barbe blanche et leur turban. De deux, parce qu'ils ne connaissent pas le stress d'avoir été bloqué dans le métro en rentrant du turbin, vu qu'il n'y a pas de métro. Et de trois, comme les vieilles idées sont bien ancrées, ils se sentent respectés pour leur expérience même si les jeunes font semblant, zama…

Mounada : limonade

20.11.08

Comment marchander un tapis?


Puisque que j’en suis à donner des conseils, autant en faire profiter les touristes. Pour marchander un tapis, il faut compter au minimum une semaine de palabres.
1er jour: En te promenant au souk, tu jettes un coup d'œil discret sur les tapis exposés dehors et tu essaies de repérer le genre que tu aimes. L'air de rien, regarde aussi les cuivres, les poteries, les djellabas et les babouches…
- Hé ghazala* ! Entre pour le plaisir des yeux !
- Non merci, je n'ai pas le temps aujourd'hui.
2ème jour: Tu entres dans la boutique où tu as repéré le tapis que tu aimes. Tu l'admires ouvertement après en avoir admiré un autre que tu aimes beaucoup moins.
3ème jour: Tu vas au souk et tu te renseignes sur les plateaux en cuivre. Ton marchand de tapis se souvient que tu es déjà venu la veille et l'avant-veille. Tes traits sont gravés dans sa mémoire.
4ème jour: Tu demandes le prix du tapis que tu aimes moins et ensuite, après avoir marqué un temps d'arrêt, le prix de celui que tu veux acheter. La valeur du deuxième sera forcément moindre que celle du premier. Si on te demande déjà d'annoncer ton dernier prix, annonce la moitié de la somme initiale. Prépares toi aux invectives : tu ne te rends pas compte, c'est même pas le prix auquel il l'a acheté, lui et comment va-t-il acheter à manger à ses enfants avec cette misère ?...
C'est le moment d'accepter de visiter la boutique de son cousin qui a d'autres tapis moins chers mais beaux quand même. Au 58ème dépliage, prends le verre de thé à la menthe qu'on te tends mais fais gaffe, c'est brûlant !
5ème jour: Tu reviens avec TON cousin dans la première boutique. Tu n'as pas de cousin au Maroc ? Allons donc, tu en trouveras bien un ! En apparté, ton cousin te déconseille d'acheter ce tapis qui n'est pas de qualité supérieure.
6ème jour: Tu passes devant la boutique par hasard, zama, mais tu es pressé car tu as des invités ce soir et tu voudrais leur choisir un assortiment de pâtisseries chez Bennis. Au passage, tu renvoies chaleureusement son salut au marchand de tapis qui te guette sur le seuil de sa boutique.
7ème et dernier jour: Tu te rends au souk très tôt le matin Après les salamalèques d'usage, tu donnes au marchand de tapis ton dernier-dernier-dernier prix, un chouïa supérieur à la moitié du premier prix annoncé (Tu me suis bien, là ou t'es largué?) Cette fois, s'il ne te le vend pas tout de suite, sa journée est foutue et il n'aura pas d'autre client Il emballe le tapis en maugréant légèrement et l'eau pour le thé commence à bouillir…

Ghazala : gazelle

19.11.08

J'éduque mes enfants

Code du " comment se tenir à table ? " marocain à l'usage des belges

On apporte la petite bouilloire et le bassin et on te verse de l'eau sur les mains. Toi, tu te laves les mains et tu fermes ta gueule et après tu les essuies avec le fota* que te passe ton voisin.
Quand arrive le tajine, tu dis "bismillah"*, tu prends un petit bout de pain entre le pouce, l'index et le majeur de la main droite et tu le trempes dans le merka*. Tu commences donc par la sauce, ensuite les légumes et enfin la viande parce c'est ça qui coûte le plus cher et qu'il faut partager. Tu manges uniquement la part qui se trouve devant toi et éventuellement les beaux morceaux que le maître de maison, affligé par ta maladresse occidentale, aura poussés devant toi. Après, tu peux roter mais t'es pas obligé.

Fota : essuie
Bismillah : louange à dieu
Merka : sauce




Code du " comment se tenir à table ? " belge à l'usage des marocains

Même s'il y a beaucoup trop de verres et une armée de couteaux et de fourchettes, tu ne t'énerves pas mon frère ! Le premier verre dans lequel tu boiras est le plus petit à droite et tu utilises d'abord les couverts extérieurs. Tu as le droit de demander de l'eau ou du coca ou même du Fantacrouche pour remplacer le vin et si, par inadvertance, tes hôtes ont oublié dans la nourriture 0,03% de alouf.*, tu n'en mourras pas et tu n'iras pas en enfer. Surtout ne pose pas ton coude gauche sur la nappe et il est inutile de te pencher sur la soupe car elle est placée plus haut que sur ta table traditionnelle.
Mes fils, je vous félicite, de passer de l'un à l'autre avec une telle aisance !

Alouf : cochon

13.11.08

Vers le sud avec le Sidi


Bah ! Avec le sidi, on a eu quelques bons moments tout de même… Je me souviens du voyage à Ouarzazate, sans les enfants. " Voir Zazate et mourir " , dit-on. C'est surtout la Pijo 504 qui a failli passer l'arme à gauche sous le soleil de plomb. Mais sur ces routes-là, il y a de la solide hilarité .
A Skoura, on a embarqué un couple dont le bébé avait besoin d'un docteur en urgence et juste après Kelaa de Mgouna, quand le calburator* a fait des siennes, on était bien contents qu'une bagnole s'arrête et que son chauffeur ait des connaissances en mécanique. Je n'ai jamais vu Tirnehir. La Pijo n'a pas voulu aller jusque là.

Calburator : carburateur

12.11.08

Marrakech en technicolor - Eté 1986




Chantal, Djilali (des amis nouss-nouss), le sidi, les enfants et moi allons à Marrakech pour le concert d'Alpha Blondy. C'est mon premier voyage vers la ville rose La DS crème de Djil glisse dans la plaine du Doukkala. Au km 143, la terre du bas-côté passe de l'ocre au rouge et l'on commence à voir des chameaux tirer les charrues.
Tu vois, Nanet (c’est mon surnom mais faut pas le répéter), ici, c'est vraiment l'Afrique qui commence me dit Chantal
On voit de plus en plus de palmiers. A l'entrée de Marrakech on ne voit plus qu'eux d'ailleurs. En 1986, la palmeraie est encore belle et non-polluée par les villas de luxe. Je voudrais être capable de dessiner les courbes des palmes comme David Hockney et comme Loustal.
" Il y a des rastaquouères, des rastas fous, des rastas cool… "
Tous les fils de la medina ont pu se payer le ticket d'entrée au concert d'Alpha blondy. Les ruines du palais Badia sont noires de monde et la chaleur nous oppresse. Les gars grimpent sur les épaules les uns des autres et forment des pyramides humaines de quatre étages. Celui d'en haut déverse sur la foule en folie le contenu d'une bouteille de Sidi Harazem*…Brigadier sabari…C'est l'Afrique qui commence ?

Nouss-nouss : moitié-moitié, couple mixte, quoi !
Sidi harazem : source d'eau minérale
Brigadier sabari : Brigadier, pitié !

10.11.08

Nez à nez avec Nacer

Vacances à Bruxelles - été 85
Je ne me sens pas comme d'habitude, envie de dormir, estomac retourné. C'est la deuxième fois et je sais de quoi il s'agit. Toute la famille admire le test de grossesse qui trône sur la cheminée de ma chambre : le sidi, Ilias, mes parents, ma sœur…
Tous s'ingénient à assouvir mes besoins en double-lait, dessert 58 et spéculoos.

Rue de Sebta- avril 86
Le sidi est parti bosser. Ilias est à l'école. Jemaa épluche les légumes pour le couscous. Je me refous au lit avec bébé Nacer. Nous vivons nos 14 semaines de congés de maternité dans un nuage d'amour et de lait. Assise, genoux pliés, je l'installe sur le tobbogan de mes cuisses et je le contemple, mon p'tit chinois, mon chihuahua, mon radada, nini a moumou*
Si un jour les cris fusent de part et d'autre de la table de la cuisine, ils seront deux frères à se boucher les oreilles.

Nini a moumou : dodo bébé

6.11.08

Free lance

Dans le milieu belge, je rencontre Béatrice, une graphiste très sympa qui travaille à l'agence Nour Communication avec Azzedine Kharchouf, big boss. Il a besoin d'illustrateurs, j'ai besoin d'un travail plus créatif que le télex...
- Ma chérie (mon œil que je suis sa chérie à celui-là !), tu peux me faire le story board pour le film publicitaire de la limonade Fantacrouche ? On va montrer une bande de jeunes sur la plage. Ils sont beaux évidemment, des bruns mais surtout des blonds. Alors tu nous les mets en jeans mais pas torse nu, hein, attention, on est au Maroc, hein ! Alors, les jeunes-là, sur la plage, ils ouvrent un vieux coffre comme on en voit dans les histoires de pirates et ils en sortent des bouteilles de Fantracrouche, tu vois ? Hicham va te filer le scénario. Il l'a découpé en 18 images. Tu prends combien à l'image ?
- 50 DH*
- Ben dis donc, t'es gourmande, toi! Bon d'accord, il nous le faut pour demain 17h00!

DH: dirham



Free lance (3 semaines plus tard)
Hicham me téléphone : le story board a plu au client et le film va se faire. J'aimerais avoir mon flouss*
A l'agence, la secrétaire me fait patienter dans le hall d'entrée car Azzedine est en réunion dans son bureau. Une heure passe. J'ai besoin de faire pipi. Azzedine sort de son bureau et raccompagne le client jusqu'à la porte d'entrée en lui proposant un green pour samedi prochain. Le client parti, Azzedine repasse devant moi sans me voir
- Monsieur Kharchouf ?
- Oui…madame, vous êtes qui ?

Free lance (2 mois plus tard)
- Ma chérie (aïe!), on a les salles de bains Delafonte, là ! Il nous faut un très beau chameau qui se promène sur les bords d'une luxueuse baignoire, des bords lisses et arrondis comme les dunes du Sahara, tu vois?. Tu crois que tu peux nous dessiner ça, ma chérie ?
- Oui Azzedine et trois éléphants roses aussi, si tu veux !
S’il me tu-tute, il ne doit pas espérer que je le vous-voute.

Free lance (2 mois et 3 semaines plus tard)
A chaque story board, il me faut récupérer mon flouss à la sueur de mon front. J'en ai ras la patate !
Au moment où j'arrive à l'agence, je tombe pile sur Azzedine qui discute avec le client.
- Cher ami, je vous présente une belge qui a un foutu caractère ; elle préfère remplir des paperasses dans un consulat que dessiner pour nous à l'agence et en plus, elle a un nom pas possible Oxtail…Houkstoulle…
- Dis donc, Kharchouf, ton nom n'est pas triste non plus !

Flouss: fric
Kharchouf: bette

5.11.08

Nez à nez avec Yasser

Chouette, c'est mardi ! Y a Dallas à la télé ! Mais les infos se traînent. On voit al malik* Hassan tani* nasraoullah* accueillir un à un les chefs d'états pour le sommet arabe. Chaque fois qu'un nouvel invité arrive, un orchestre joue l’hymne national de l’intéressé, puis l'hymne marocain. Tatata tata tsoin, tatata tata tsoin…Moi, j'attends la suite de mon feuilleton.
Le lendemain matin, impossible de traverser le Zerktouni pour se rendre au travail. Partout des camions kaki et des barrières nadar, un chabakouni* tous les 3 mètres, mitraillette au poing. C'est quoi ? La guerre ? Non ! Des limousines passent avec leur escorte de motards. Soudain, une voiture isolée ! A l'intérieur un homme avec un essuie de cuisine* sur la tête, rigole en saluant la foule. C'est Yasser Arafat. Il n'est pas beau mais il me plaît vachement.

Al malik : le roi
Tani: le deuxième
Nasraoullah : qu'Allah le fasse triompher - formule con-sacrée du journal télévisé
Chabakouni : ça va cogner, police auxiliaire
Essuie de cuisine : torchon fransaoui

4.11.08

Monsieur Setbon


Très vite au consulat, je m'emmerde et je passe à mi-temps; ça me permet de dessiner l'après-midi pendant que bébé Ilias fait la sieste. Pas étonnant que ce gamin soit devenu un grand feignant ! Tout ce qui se peint ou se dessine dans Casablanca doit passer par Victor Setbon, seul encadreur de la place, un paquet de charme sépharade de 68 ans, bronzé sous sa couronne de cheveux blancs et bcbg dans sa chemise bleu ciel et son cachemire encolure V.
- Tu sais, ma chérie, il y a une dame qui est venue, une dame très riche, je la connais bien d'ailleurs, son mari est architecte, bon, elle fait toujours des chichis (cette femme-là, il ne pouvait vraiment pas l'encadrer) mais c'est pas grave, j'ai l'habitude, quand j'en ai marre, je lui envoie Abdel, mon assistant… Ah oui ! Donc, cette dame a vu ton tableau, tu sais ma chérie, celui avec le yucca et la pastèque, dans des tons pastel et elle a adoré, a-do-rééééééééé. Moi, je ne savais pas si tu voulais le vendre, alors je lui ai dit que j'allais t'en parler mais, la semaine dernière, je ne t'ai pas vue au marché, tu sais son mari, c'est un grand architecte, très connu à Casa et aussi dans tout le Maroc, d'ailleurs…
- Vous auriez du le vendre, mon tableau, monsieur Setbon…

30.10.08

Les bonnes

Maintenant que j’accomplis les corvées du Consul Général, je ne suis plus obligée de m’occuper de celles de la maison. Quel merveilleux progrès dans ma chienne de vie!

Jemaa et Jemia mes bonnes bonnes si bonnes
Al jemaa signifie vendredi. Toi, Vendredite, moi, Robinsonne ! Jemaa et Jemia, ça ne s’écrit pas de la même façon et pourtant ça veut dire kif-kif.
Jemaa a cinq enfants dont une fille. Heureusement , me dit-elle, parce que pour le ménage, tu sais, c’est trop de travail! Il n’y a pas l’eau courante dans le lotissement où elle habite. On achète l’eau le matin à un type qui passe de maison en maison avec de grands “bidounes”. Jemia aussi a un bébé. Il reste à la crèche de “Terre des Hommes” pendant qu’elle bosse chez moi. Quand le père de son bébé s’est taillé dans la nature, Jemia a fui le bled avant que ses frangins ne la massacrent.

Aïcha, mon inclassable bonne
lundi midi- Frrroumache , madame, oula* dessert ?
- Non merci Aïcha, nous n'avons plus faim
- Ateï, madame oula caoua ?
- Euh, non…merci, Aïcha, nous avons terminé.
- Mais, madame, chez madame Kergastel, on toujours faire comme ça !
mercredi midiIlias regarde des dessins animés sur RTM. AÏcha aussi !
jeudi soir- Regarde madame, j'ai tout stiqué les moubels* !
- Merci Aïcha, ils sont aussi beaux que ceux de madame Kergastel, maintenant.

kif-kif : la même chose
oula : ou bien
j'ai tout stiqué les moubels : j'ai tout astiqué les meubles




Touria, ma fofolle de bonne
Un mix d'Audrey Tautou et Vanessa Paradis, experte en danse orientale et sorties du samedi soir en Mercedes pistache, jantes assorties. Adepte du " un de perdu, vingt de retrouvés". Pour la bouffe, même pas une demi-étoile au Michelin

Boutayna, la petite bonne du hadj*Il fait frisquet en cette nuit de janvier. 23h30, 5°C,. Elle a neuf ans. La voilà qui sort les poubelles, pieds nus dans ses petites claquettes en plastique vert. Dans la villa, c'est la fête ! Le patron et bobonne sont rentrés de la Mecque hier matin.

Hadj: celui qui est allé en pélerinage à la Mecque

29.10.08

Consulat général de B. - 1983


Je n'arrête pas de parler du prix des choses et il paraît que c'est vulgaire alors je me trouve du taff. 8h20 : aïe ho, aïe ho, je m'en vais au boulot, resserrant le col de mon manteau de laine autour de mon cou. " Le Maroc est un pays froid où le soleil est chaud " disait le maréchal Lyautey.
Je passe devant l'Alpha 55*, puis devant Vénus-meubles. Toujours le même fauteuil Louis Trucmuche en bois doré et brocart rouge dans la vitrine. Y en a marre de voir tous les matins cette horreur!
Plus loin, les palmiers du boulevard Rachidi émergent du brouillard. Le dragueur moyen dort encore à c't'heure. Tranquille !
Au consulat,je commence en haut de l'échelle pour une " personne engagée sur place " : secrétaire du consul général. Il faut lui commander son bois de chauffe mais je fais passer les affaires courantes d'abord. J'inscris le courrier entrant et sortant dans un grand registre : P00-91, la politique, R03-98, la culture - transmettre à l'ambassade - A01-96, la chancellerie.
- Madame, vous avez pensé à mon bois de chauffe ?
Très vite, je me retrouve au telex à encoder les appels d'offres, long ruban jaune plein de trou-trous, puis à mi-temps, au service de l'attaché maritime pour l'Afrique de l'ouest, un colosse flamand à la nuque de taureau qui m'appelle avec élégance sur la ligne intérieure :
- Dis, Anne, viens une fois !
Une fois mais pas deux ! Dans son bureau, ça cause " offshore " of course, toujours avec le même petit fonctionnaire de l'administration portuaire. Je manque de me faire virer car je refuse de faire la vaisselle de leurs tasses de café.
Heureusement, on me recase à l'accueil téléphonique. Mon boulot consiste à parsemer d'embûches le parcours du demandeur de visa.
- Allo, consulyia di al Bilgica, bijor ! Zemmouri, notre chaouch* me passe la communication avec un sens de la hiérarchie exemplaire.
- Allo ? Madame ? c'est toi que tu te s'occuper des visas ?
- Non, monsieur, moi je me s'occuper d'arroser les plantes !
On ne l'a pas remarqué tout de suite, mais je l'ai eue, la fibre diplomatique et c'est grâce à elle que j'ai dégringolé les échelons.

Alpha 55 : unique grande surface de Casablanca dans les années 80
Chaouch : huissier

27.10.08

Taxi 2 - Quand la (ru)meur monte...

Au retour, mon taxi passe devant le palais du prince saoudien à la Corniche.
- Tu vois, madame, dans la maison traditionnelle, il passe l'été avec ses femmes et ses enfants. Juste derrière, y a la mosquée qu' il a fait construire pour montrer comme il était un bon musulman. Et la villa moderne, juste à côté, c'est pour les partouzes…parce que dans sa maison traditionnelle, il y arrive pas, j'te jure. Un jour, juste devant le palais, un ami à moi qui fait taxi aussi, a pris en charge un jeune qui avait passé toute la nuit à attendre avec d'autres garçons mais qui n'a pas été choisi pour coucher. Au matin, il a reçu beaucoup de flouss et on lui a dit qu'il pouvait s'en aller.
Un coup de bol, en définitive! J’aime bien causer avec les chauffeurs de taxi.

Taxi 1

Dehors, j'ai moins peur, d'ailleurs, la peur est faite pour être dépassée. Ilias sur les bras, je prends un taxi et marchande le trajet jusqu'à la plage. Quinze dirhams ! Besef* mais c'est d'accord. Il me semble qu'on fait bien des tours pour arriver à la mer mais on y arrive. Je débarque enfant et panier, donne 15 DH au chauffeur qui m'en réclame 20 parce que, zama*… tu comprends, la course a été longue, et il y avait beaucoup de circulation et patati et patata…Je le plante là.
Nti rèr youdia, me crie-t-il de loin (T'es rien qu'une juive !)
De un, je ne suis pas juive.
De deux, et même si je l'étais…
De trois, je crois bien qu'il m'insultait mais bizarrement je ne me sens pas insultée.

Allah atai zemorroïd ! (Qu'Allah lui donne des hémorroïdes !)
Zama ; comme qui dirait
Besef : beaucoup
Taxi 2 - Rumeur

23.10.08

Drague qui tourne en eau de boudin (de Noël)

Je vais à la messe de minuit. Pas pour la messe mais pour voir des fransaoui* qui font des trucs de fransaoui. Le problème c'est qu'il faut sortir la nuit et que le sidi ne risquera pas son paradis en entrant dans une église. J'y vais quand même.
- Kss, kss, ksss sussure-t-on derrière moi sur le chemin
Je pleurniche avec conviction.
- M'enfin, monsieur, c'est Noël et je vais à la messe! Mon papa habite trop loin et n'a pas pu m'accompagner.
Le type a l'air sincèrement désolé mais il parait que c'est de ma faute: si j'avais porté une djellaba, il ne se serait pas permis…

22.10.08

Drague: vois rouge, ma soeur!


Ce n'est pas la peine d'avoir dans ton sac le petit couteau à cran d'arrêt qui risque de se retourner un jour contre toi en cas de fausse manœuvre mais la bombe lacrymogène peut te rendre de grands services. Si tu n'as pas la possibilité de t'en procurer une, le spray déodorant fera l'affaire.
Ne refuse pas l'invitation à dîner chez tes amis qui habitent sur l'autre rive du Zerktouni, même si tu dois rentrer seule à pied à 2 heures du mat'. Bien sûr un type en BMW va rouler au pas à ta hauteur dans la ruelle et bien sûr, il va ouvrir la vitre côté passager et se pencher pour te proposer un petit tour dans sa chouette bagnole. C'est alors que tu lui braques la bombe dans la gueule et que tu lui fais :
- D'accord chouchou, ça te dit de voir flou pendant 15 jours ?

21.10.08

Drague en rouge, noir et blanc

C’est affreux à dire mais parfois il vaut mieux être à l’intérieur pendant les émeutes que dehors en temps normal quand on (n’) est (qu’) une femme. Pas à pas, je découvre Casa en poussant Ilias dans la poussette-canne rayée rouge et blanc. Mais je ne sors jamais sans mes lunettes noires.
Premier coin de rue :
- T'as d' beaux yeux derrière tes lunettes, t' sais !
Je passe sans broncher.
Deuxième coin de rue, un type zyeute mes guibolles et la poussette :
- Waw! Il est beau le gosse! Je t'en ferais bien un autre !
Mes genoux tremblent un peu mais je reste imperturbable protégée par mes lunettes.

20.10.08

Rue Eléonore Fournier - les émeutes - juin 1981

Le sidi est parti à Ouezzane pour le ouikende. Il va chercher l'argent que son frère lui doit pour la location de ses terres en vued'acheter l'appartement de la rue de Sebta.
Je suis seule à Casa avec bébé Ilias. S'il arrive quelque chose, je ne connais personne et on n'a pas le téléphone.
Pas envie de sortir ! De temps en temps, je vais sur le balcon. Brusquement les volets de fer des épiceries se ferment les uns après les autres. Tout le monde se met à courir dans la rue. Une clameur vient du boulevard Moulay Youssef. Je me penche un peu plus au balcon et vois une foule avancer en plein milieu du boulevard, des garçons de 15-18 ans surtout. Ils crient quelque chose que je ne comprends pas.
Ilias et moi, on s'enferme à clé.
Le sidi rentre essoufflé, dimanche soir un peu tard. Son bus a été attaqué à la gare de Benjdia. Il a filé en douce, pris la tangente, m'explique-t-il. Dans son sac, une trousse de toilette et dans la trousse, le flouss pour l'appart.
Certains garçons qui marchaient sur le Moulay Youssef ce jour-là ne sont jamais rentrés chez eux et la barisianna (parisienne: pain baguette) a augmenté de 10 centimes.

Les boulevards de Casablanca


De la place Mohamed V part l'avenue Hassan II. A Rabat, c'est le contraire.
Sur la place devant l'Hyatt Regency, la bola*.
Au Zerktouni, je zerk-tourne, au Ziraoui, je zire à gauche, rond-point Chimicolor, ça part fort, rond-point Shell, les yeux au ciel, Garage Allal, je m'étale, Al Mouqaouama, zama*, zama, zama…
Adik al medina pal malika mahboula.

La bola : la boule
Zama : comme qui dirait…
Dak al medina pal malika mahboula : cette ville est une reine folle.

16.10.08

Hospitali-thé et salamalèques


Parfois, on passe le ouikende chez Lalla, à Ouezzane. Après beaucoup de kilomètres et l’impression d’être arrivé aux confins du monde, on s’installe autour de la table.
Bam, bam, bam! Quelqu’un frappe violement à la porte principale de la maison.
- Chkoun ? (Qui est-ce ?)
- Kreb ! (Un proche)
Ce genre de réponse, atteint des sommets de précision.
- A ouldi (Ah, mon fils !), dépêches-toi, range moi fissa ce petit reste de tajine au frigo. On le finira ce soir.
Lalla Fadela lisse les plis de son caftan rose pâle, rajuste ses trois foulards, balaie quelques miettes de pain restées sur la table.
- Ahlana, ahlana, lalla Rhadijah, aji ta gliss aiwa! Briti chrab ateï oula caoua ? (Sois la bienvenue Lalla Rhadijah, viens t'asseoir ! Veux tu boire du thé ou du café ?) Et la famille ? Comment ça va, Lalla Rhadijah ? Sidi Lahchmi ? Les enfants ? Tout le monde va bien ? Prends un gâteau, mange…
- Non merci, Lalla, j'ai déjà mangé et je n'en peux plus
- Mange, prends un gâteau aiwa, mange…
- Non merci, Lalla, vraiment, je n’ai pas faim.!
- Mange donc, mange...
Etc, etc, etc...

15.10.08

Le souk


- N'achète pas les bananes, me conseille le sidi
Douze dirhams le kilo, tu te rends compte ! Elles sont importées. Et n'achète pas de jambon, ni de lard fumé, c'est fabriqué ici mais c'est cher et tous comptes faits, je ramènerai le poulet moi-même parce que je le paie 4 DH le kilo. Toi, ils te le feront à 5,50…
Bon! Qu'est-ce qu'on va bouffer alors sidi Radin ?
Je rêve de chocolats double-lait ou dessert 58, de speculoos, de pain d'épices, d'un assortiment de fromages français et d'une bonne bouteille de bordeaux.



- Bonjour, monsieur, je voudrais un kilo de tomates, s'il vous plaît.
Pas de réponse ! D'une voix fluette, je répète, sans plus de succès.
Une ménagère fransaouia* en tablier fleuri, cheveux blancs filasses, grand cabas, 100 ans de Maroc dans les charentaises, me bouscule.
- Dis donc, si Mohamed, c'est quoi ces tomates, là, aujourd'hui ? Elles sont toutes pourries et tu demandes 2 DH pour ça ? T'es mal réveillé ce matin ou quoi ?
Dans 12 ans, je parlerai comme elle. En attendant, j'achète des tomates pourries.



Petit à petit, l'oiseau fait son souk. Le poissonnier me crie du fond de sa stalle au bout de l'allée :
- Bijor Bilgique ! Viens, y a la lotte !
Quelle chance qu'il n'ait pas dit la morue !
Chez le crémier, Ilias reçoit un petit cornet de papier rempli d'olives vertes
- Ze veux aller chez monsieur Zitoun*, moi !
- Bien sûr, fiston, on y va.
Monsieur Zitoun me garde mes paniers quand ils sont devenus trop lourds. Abderrazak me les apporte à la maison pour 2 DH la course.

Fransaouia : française
Zitoun : olive

14.10.08

L'arabe dialectal

J'apprends l'arabe avec la méthode Aaah-Sidi-MIL. Le sidi ne parle à son fils qu'en arabe et il a raison.
Il a raison ou presque car, si le dialogue père-fils coule de source, les conversations en famille sont malaisées.
- Ataïni melha ! (Passe moi le sel !)
- Quoi tu dis ?
Mon vocabulaire s'enrichit néanmoins d'une série de locutions utiles et intéressantes.
Aji a oualadi (viens , mon fils)
Bouss Baba (embrasse papa)
Sir rassel iddek bach naklou (vas laver tes mains avant de passer à table)
Koul aiwa al makla di alek bach mchiou fi l'madina (finis ton dîner qu'on puisse partir en ville)
Yellah, serbi oula baba radi derbek (allez, dépêches-toi ou papa va te frapper !)
Mais non ! Il n'a jamais frappé le papa gâteux !
Ces phrases résonnent dans ma tête et la touche REC de mon enregistreur cérébral est ON. Bientôt je me mets à baragouiner le franrabe et l'arançais.
Dès le matin, j'enfile ma jaquetta (veste) et mes zberdilas (espadrilles) et je vais préparer le caoua dans la cuisina. Après le coup de tilifoun de ma mère, je passe au hammam. Ensuite, je me rends au souk pour acheter de quoi préparer le makla (repas). Aliaoum, tajine dial chiflour ou chalada di al matecha ou zitoun (aujourd'hui, tajine au chou-fleur et salade de tomates aux olives)

13.10.08

Casablanca, rue Eleonore Fournier - 10 mai 1981


Je suis arrivée hier avec Ilias (9 mois).
L'appartement est vieillot, années 30 mais clair et il y a un balcon. De ce balcon, je regarderai grouiller la vie dehors, comme une étrangère.
Dans l'appartement, il y a déjà un frigo et une butagaz*. Mon lit de bébé est arrivé par bateau avec le reste. Ce petit lit de bois a bercé le sommeil de nombreux enfants, cousins ou amis et mes fils y dormiront aussi.
Mon Sidi adoré, pas encore abhorré, s'est occupé de tout.
Lalla Fadela, menue belle-maman dans son caftan pastel, m'a tendu un verre de lait de chèvre et une assiette de dattes. Merci Lalla, je ne sais pas encore dire " chokran* " mais ça viendra.
Les quelques affaires qu'on emporte en exil sont vite rangées.
- Tu veux faire un p'tit tour ? me propose Tonton Hassan
Ilias dans la poussette-canne, nous longeons les murs sales du Lycée Lyautey, Bd Ziraoui, la " mission " où mes fils n'iront jamais : trop snob, trop cher et on y apprend mal l'arabe !
Au milieu du boulevard, végètent des petits arbres sales bizarrement taillés en rectangle. En face, aux terrasses des cafés, rien que des hommes, des dizaines de paires d'yeux qui me suivent…
Je regarde devant moi et manœuvre la poussette-canne sur le trottoir défoncé.

Butagaz : cuisinière à 4 becs avec four et bonbonne
Chokran : merci